Denier de l'Église

Homélie de Monseigneur Delarbre du 29 janvier 2023

Le dimanche 29 janvier 2023, le nouvel archevêque d’Aix et Arles, Mgr Christian Delarbre, s’est penché sur les béatitudes.

L’Eglise des Béatitudes

Homélie du dimanche 29 janvier 2023  – Anne A – 4ème dimanche du temps ordinaire

Je voudrais vous faire remarquer un aspect des Béatitudes, qui pourrait paraître un détail et qui est en réalité un point très significatif. Elles sont prononcées par Jésus au pluriel : « Heureux LES artisans de paix, heureux LES doux et LES miséricordieux… ». Ce pluriel est d’ailleurs souligné par le contexte. Nous sommes au début de la prédication évangélique dans l’Evangile selon Matthieu: « A la vue de la foule, il gravit la montagne, il s’assied, les disciples s’approchent de lui » et il leur dit : « Heureux LES pauvres de cœur ». La loi de l’Evangile, la Loi nouvelle n’est pas simplement une série de préceptes à accueillir et à mettre en pratique par chacun, elle est aussi, comme toute loi, constitutive d’un peuple, établissant une société nouvelle. L’Evangéliste suggère d’ailleurs le parallèle suivant. Autrefois, Moïse gravit la montagne du Sinaï et il en redescendit avec les Tables de la Loi divine qui, à partir de la foule des fugitifs sortis d’Egypte, devait constituer l’Assemblée de Dieu, le peuple d’Israël, l’Eglise de Dieu. En ces temps qui sont les derniers, accomplissant les Ecritures, Jésus le Nouveau Moïse gravit la montagne et grave directement dans les cœurs de chair, et non plus sur des tables de pierre, la Loi nouvelle qui établit le Nouveau peuple de Dieu en véritable et définitive Assemblée de Dieu, l’Eglise du Christ, dont notre Assemblée dominicale est aujourd’hui le signe visible et réel…  Les Béatitudes s’adressent d’abord à nous comme à un peuple et elles ont en premier lieu un sens ecclésial. Ce n’est qu’ensuite, en tant que membres du Corps ecclésial, baptisés dans l’Unique Esprit, disciples de Jésus, que ces Béatitudes sont aussi la Loi divine inscrite dans chacun de nos cœurs de chair. Considérer les Béatitudes comme la Loi collective de l’Eglise me semble être d’une importance majeure. Dire de l’Eglise que la Loi du Seigneur lui demande d’être collectivement pauvre de cœur, douce, artisan de paix, assoiffée de justice, et d’être persécutée pour le Seigneur, et que c’est ainsi que lui est promise la béatitude et la joie éternelle, c’est important !

Notez que le prophète Sophonie, dans son éloge de la faiblesse et de la pauvreté, emploie lui aussi le pluriel. Il exhorte: « Cherchez le Seigneur, vous tous, les humbles du pays, qui accomplissez sa loi. Cherchez la justice, cherchez l’humilité. »  Dans l’hébreu biblique de Sophonie, anawim est le terme qui désigne les humbles ou les pauvres, les petits ou les malheureux, en somme, les « doux », les « affligés » et les « pauvres de cœur » des Béatitudes. Une note de la Bible nous indique encore que les « humbles » s’opposent dans la suite du Livre de Sophonie à tous ceux qui trouvent force en eux-mêmes: les dignitaires, qui ont la force du pouvoir et de leur position sociale, les riches, qui ont la force de leur poids économique, et ceux qui se passent de Dieu en n’estimant n’avoir à compter que sur eux-mêmes. Notez que ces mêmes anawim sont célébrés par Marie, « l’humble servante » déclarée bienheureuse, lorsqu’elle proclame: « il renverse les puissants de leur trône, il élève les humbles, il comble de biens les affamés, renvoie les riches les mains vides » avec la même opposition que chez le prophète. En Sophonie aussi, donc, la réalité des « pauvres de cœur » est d’abord collective. Le Seigneur, dit-il enfin, se constitue « Un peuple pauvre et petit ».

Pour l’Eglise corps du Christ et peuple de Dieu, sa faiblesse est donc son honneur et la promesse de sa béatitude. « Regardez bien, dit l’Apôtre, parmi vous il n’y a pas beaucoup de gens puissants ou bien nés » Ou encore: « Ce qu’il y a de faible dans le monde, voilà ce que Dieu a choisi, pour couvrir de confusion ce qui est fort. »[1] Les béatitudes adressent ainsi à l’Eglise un éloge de ce qui est faible aux yeux des hommes. Et comme un interdit, à l’inverse, d’employer les forces du monde… Il est exigé d’embrasser les manières d’agir du Christ et donc de renoncer absolument aux manières d’agir du monde. Renoncer à ce qui a du prix aux yeux des hommes, pour chercher ce qui a du prix aux yeux de Dieu. Cet interdit va très loin comme en témoigne le terrible avertissement de Jésus à Pierre, alors que le Seigneur va entrer dans la plus grande faiblesse : être persécuté, livré comme l’agneau mené à l’abattoir pour entrer dans la gloire. Il lui dit, vous vous en souvenez: « Passe derrière moi, Satan ! Tu es pour moi une occasion de chute : tes pensées ne sont pas celles de Dieu, mais celles des hommes. »[2]. Dans la personne de Pierre, c’est l’Eglise entière qui est tentée de quitter le chemin des Béatitudes pour emprunter les violences du monde et se préserver elle-même. Telle est et a toujours été la plus efficace ruse de l’Adversaire pour abîmer l’Eglise et la détourner de son devoir.

On conçoit combien résister à cette tentation a été difficile dans l’Histoire et restera toujours difficile. Pour défendre l’Eglise ou assurer sa croissance, comment en effet ne pas être tenté d’user de nos forces mondaines? De notre influence? Devant des attaques, comment ne pas vouloir protéger l’Eglise ? Mais quelle terrible chose si les plus humbles des croyants, pieux fidèles et dévoués pasteurs, se transforment en leur contraire dès lors qu’ils pensent agir au nom de la défense de l’Eglise, de la foi, des sacrements, que sais-je? Quelle terrible chose d’en venir à défendre la Charité du Christ, doux et humble de cœur par la dureté, l’orgueil des propos, la violence des actes ou des paroles! Qu’aucun pasteur, jamais, qu’aucun agent pastoral, jamais, qu’aucun fidèle du Christ, jamais, parlant au nom de l’Eglise, en vienne à agir avec violence, à oublier la douceur, la miséricorde, l’humilité et la pauvreté de cœur, se trouve incapable d’accepter la moindre insulte ou même ce qui peut apparaitre comme une persécution. Le crucifié couronné d’épines ne nous demande pas de défendre son honneur. A chaque fois que, dans l’Eglise, pire POUR l’Eglise, nous faisons usage de ce qui relève du monde, c’est, peu ou prou, un manque de foi. Comme Pierre, nous disons au Seigneur, « tu n’y connais rien, laisse nous faire! »  Ou bien « tirons l’épée et défendons nous ».

Pour conclure ce propos, retenons que la Loi des Béatitudes nous conduit à trois actes de foi successifs.  Le premier: le Seigneur saura bien protéger lui-même son Église pourvu qu’elle demeure fidèle à la Loi des Béatitudes. Le deuxième : le Seigneur nous revêt de l’Esprit, le Défenseur justement, pour porter un témoignage humble, qui ne quitte pas les chemins de la charité, mais qui est aussi intrépide et ne craint nulle persécution ni insulte. Et le troisième, qui n’est pas le moindre! Oui le Seigneur a choisi de pauvres gens comme dépositaires de ses richesses de salut, des pécheurs sans intelligence comme propagateurs de la sainte sagesse de l’Evangile et des vases de terre pour porter le trésor inestimable de sa Présence. « Un Peuple pauvre et petit », voilà l’Eglise que désire le Seigneur. S’il y en a qui la veulent puissante, riche et revêtue de la gloire du monde, alors, comme le chante ce mécréant de Georges Brassens : « Cela temps à prouver que pour eux, l’Evangile, c’est de l’hébreu… »

Amen.

[1] 1Co 1,27.

[2] Mt 16,23